En affichant « Mortalités ostréicoles 2014 l’année des solutions, chiche ? », je pensais qu’il serait relativement simple de faire passer l’idée que de mieux cultiver les jardins aquatiques pourrait être prise au sérieux. Des témoignages disponibles sur le web confirment que bien des ostréiculteurs se considèrent effectivement comme autant de « jardiniers qui entretiennent leur écosystème»!
Jean-François Le Bitoux
« Changer d’échelles pour mieux regarder et surtout voir autre chose, sous un autre angle »
Billet 8
Le livre de référence de Christine Kiener – The oyster question 2009 – attribue dès la première phrase les échecs de la politique ostréicole depuis 130 ans dans la baie du Chesapeake (Maryland-USA) à une « guerre culturelle » entre les trois partis concernés: les professionnels (watermen), la Recherche et l’Administration politique. On doit se demander comment se manifeste cette guerre culturelle sans attendre que de nouvelles cultures touristique (disposer d’un environnement d’une santé irréprochable) et écologique (entretenir des productions durables !) réclament d’autres droits tout aussi légitimes. Il semble que chaque parti regarde et vit les mêmes scènes de points de vue trop différents, juché sur des échelles de valeurs propres à sa communauté. On pourrait s’attendre à ce que les « responsables» prennent un peu de hauteur afin de mieux apprécier les paramètres qui participent aux phénomènes vécus, dans la mesure où ils sont pressentis comme de meilleurs garants de l’intérêt général. Mais il semble très difficile à tous de changer d’échelles, de lunettes ou de jumelles, pour partager, discuter, croiser et confirmer les indications rapportées par les uns et les autres : la langue française ne serait-elle pas suffisante pour faire cette enquête ?
Jean-François Le Bitoux
« Changer d’échelles pour mieux regarder et surtout voir autre chose, sous un autre angle »
Billet 8
Le livre de référence de Christine Kiener – The oyster question 2009 – attribue dès la première phrase les échecs de la politique ostréicole depuis 130 ans dans la baie du Chesapeake (Maryland-USA) à une « guerre culturelle » entre les trois partis concernés: les professionnels (watermen), la Recherche et l’Administration politique. On doit se demander comment se manifeste cette guerre culturelle sans attendre que de nouvelles cultures touristique (disposer d’un environnement d’une santé irréprochable) et écologique (entretenir des productions durables !) réclament d’autres droits tout aussi légitimes. Il semble que chaque parti regarde et vit les mêmes scènes de points de vue trop différents, juché sur des échelles de valeurs propres à sa communauté. On pourrait s’attendre à ce que les « responsables» prennent un peu de hauteur afin de mieux apprécier les paramètres qui participent aux phénomènes vécus, dans la mesure où ils sont pressentis comme de meilleurs garants de l’intérêt général. Mais il semble très difficile à tous de changer d’échelles, de lunettes ou de jumelles, pour partager, discuter, croiser et confirmer les indications rapportées par les uns et les autres : la langue française ne serait-elle pas suffisante pour faire cette enquête ?
En affichant « Mortalités ostréicoles 2014 l’année des solutions, chiche ? », je pensais qu’il serait relativement simple de faire passer l’idée que de mieux cultiver les jardins aquatiques pourrait être prise au sérieux. Des témoignages disponibles sur le web confirment que bien des ostréiculteurs se considèrent effectivement comme autant de « jardiniers qui entretiennent leur écosystème»!
Mais si l’ostréiculteur artisanal sait le bien et l’efficacité du « jardinage », d’autres n’y voit ou n’en comprennent pas l’impact réel soit parce que le jardin de l’industriel est trop grand et qu’il n’a pas développé des outils adaptés, soit parce que ni le chercheur ni l’administratif n’ont de jardin et qu’ils n’ont pas idée de ce que cela peut signifier !
En fait, le jardinier est efficace car il voit les choses évoluer sous ses yeux et il corrige cette évolution au jour le jour comme un agriculteur sans interpréter les phénomènes de manière scientifique. Ce devrait être le travail d’un chercheur s’il connait suffisamment de variétés différentes de jardins pour construire une approche généralisable. On ne trouvera pas de « lois scientifiques » et encore moins de recommandations administratives et politiques sans visiter les jardins, les pieds dans la vase et sans savoir en apprécier la qualité, la biodiversité et les beautés cachées ! Tout éleveur sait qu’il travaille au maintien d’un environnement sanitaire qui réduira un risque pathologique « inconnu ». L’observation d’une biodiversité autour et dans le parc en est un indice de la qualité de son travail; sa réduction signe le contraire.
Donc, retour à la case départ car la pédagogie c’est répété la même chose sous des angles et des approches différents pour confirmer une démonstration. « La Nature ne peut pas être dupée : elle ne peut pas violer ses propres lois. » (Richard Feynman, Prix Nobel de physique pour ses travaux en physique quantique)
J’ai indiqué dès l’introduction que je prétendais placer les réflexions produites ici sous un angle « aussi scientifique que possible». Si les lois de la Nature sont uniques, elles ont des effets différents selon l’échelle à laquelle elles s’appliquent. Et c’est ce qui nous fait parfois perdre le fil épidémiologique de troubles pathologiques qui s’additionnent ou se superposent. L’analyse étiologique suppose une idée précise de l’échelle et de l’instant à laquelle ces lois s’appliquent, c’est à dire une appréhension du contexte, de l’environnement qui doit déboucher sur une hiérarchisation des priorités d’intervention sur l’écosystème malade.
La technique évolue continuellement mais la méthode scientifique doit sortir des laboratoires et se déplacer sur le terrain comme le faisait Louis Pasteur. Il est alors nécessaire de faire des hypothèses de travail « qualitatives » pour ouvrir des voies de réflexion innovante et les tester. C’est ça l’approche scientifique : risquer des prévisions basées sur des connaissances et en vérifier le bien-fondé.
« La première leçon est qu'il existe de nombreuses manières de formuler une même théorie ». Encore Richard Feynman !Chez toutes les espèces l’amélioration des élevages résultent de tests zootechniques empiriques. Des explications biochimiques suivront peut être ou non: encore faudra-t-il savoir construire des liens entre les résultats obtenus à différentes échelles du vivant ! Les analyses à différentes échelles (physicochimique, bactériologique, génétique, etc…) ont pour but de confirmer qualitativement puis éventuellement quantitativement, des observations de terrain aussi fines que possible.
J’ai eu de la chance, il y a 35 ans de pouvoir travailler librement comme vétérinaire de terrain et de soigner des larves de crevettes sans avoir à demander aucune autorisation particulière à des « autorités de tutelles » forcément ignorantes. Il fallait inventer des procédures originales qui ne pouvaient exister dans leur manuel de références où l’intrusion de la nouveauté n’est pas prévue et mal vue. Pouvoir travailler, inventer, tester ses conclusions, les corriger, voir les résultats au niveau national et international est une satisfaction qui ne serait pas permise aujourd’hui : il y a trop d’obstacles sur le chemin. La solution ne consiste pas à « combattre une maladie » mais à ne pas la laisser apparaître! L’ensemble de la démarche reste valable aujourd’hui en aquaculture de crevettes en conchyliculture où apparaissent encore des pathologies nouvelles, à ceci près que des solutions ont fait leurs preuves et leur adaptation ne passe plus par une réinvention mais par leur pédagogie ce qui semble une tâche plus délicate encore que celle de leur invention. Faire passer des connaissances innovantes semble en France chaque jour plus difficile car un déluge de nouveaux paramètres donnent le tournis au lecteur qui ne sait pas en apprécier l’importance. Cette difficulté nait du fait que chacun utilise ses propres grilles de lecture à l’aide de jumelles et d’échelles d’appréciation différentes sans réellement tester ses idées de manière scientifique. Car toute hypothèse de travail sérieuse doit être testée et confirmée sur le terrain, dans des situations changeantes.
Pour réévaluer le vécu et les problèmes des entreprises ostréicoles, il faut donc prendre un peu de hauteur et se promener sur les différentes échelles qui participent à la vie du plancton, des huitres, des écosystèmes puis à celles qui structurent celle des ostréiculteurs, des chercheurs, des administratifs tout au long de l’année: tous ces réseaux ne sont pas indépendants mais ils sont liés entre eux selon d’autres lois parfois difficiles à imaginer. Si les lois de la Nature sont identiques pour tous, elles ne fonctionnent pas selon les mêmes cinétiques au fur et à mesure qu’elles modifient l’écosystème. C’est un peu compliqué car c’est là que se situent les secrets de l’apparition de la vie et de son évolution.
Il faut donc utiliser différentes focales de jumelles pour voir les choses de plus près, de plus loin et vérifier la cohérence qui existe entre ces extrémités. Et quand on ne retrouve pas de cohérence suffisante entre les échelles, il faut accepter de se remettre en question. Toute échelle vaut par ses dimensions et par la qualité de ses barreaux : nous allons devoir en tester la solidité ! Sans oublier que le but n’est pas de « combattre » une pathologie mais de ne pas la laisser apparaître.
Le 4 avril 2014
La même semaine, RPA Aquablog évoque des huitres qui reviennent du Maroc ou d’Irlande. Dans une discussion avec J. P. Baud, Alain Dréano (CRC Bretagne) (Vidéo « Mortalités des huîtres : solutions et avenir » à la CCSTI Maison de la Merde Lorient, 2012) rappelle qu’il n’est pas envisageable d’empêcher la circulation des coquillages car certaines régions productrices n’ont pas de zones de captage de naissain. Bloquer la circulation des marchandises fut une méthode pour enrayer les grandes épidémies moyenâgeuses mais aujourd’hui tout va trop vite !
J’ai le sentiment que comme en agriculture, il existe autant de savoir-faire empirique professionnel que d’ostréiculteurs et d’écosystèmes exploités. En ostréiculture chacun tente de tirer parti de l’écosystème et bricole isolément ses solutions plus ou moins efficaces : les situations fluctuent en bien et en mal dans des écosystèmes variés et changeants. Car les concessions sont inégales et chacun ne passe pas le même temps à gérer ses jardins (le terme est utilisé à différentes reprises dans des témoignages disponibles sur le web). C’est pourquoi il faut vivre au moins l’espace de quelques instants avec un éleveur sur ses sites de production pour prendre en compte des dizaines de paramètres dont personne ne parle et qu’on a tort de passer sous silence comme l’âge des concessions et leur évolution passée et récente par exemple.
Il y a trois ans, peu après avoir visité les parcs de Monique du côté de Paimpol et ceux d’autres producteurs sur la Côte de Granit Rose, j’ai croisé un élu professionnel régional et, fort de ces observations, je lui ai fait la remarque qu’il existait encore des sites ostréicoles sains. Il m’a répondu que « Ce n’était pas possible et que toutes les côtes Françaises étaient malades ». C’était une remarque déstabilisante car ce responsable disposait des documents auxquels je n’avais pas accès et je devais en déduire que mon enquête était faussée dès le départ : chacun me racontait n’importe quoi et seuls des « inspecteurs assermentés » pourraient recueillir la réalité, une vérité ! C’était difficile à accepter car ce que je voyais sur le terrain m’indiquait que les écosystèmes étaient sains. Certes il ne s’agissait que de visites parfois espacées dans l’année qui me permettaient un suivi de l’évolution écologique des sites. Par la suite, j’ai parfois vu ces sites se dégrader : des ralentissements de croissance et des pathologies sont alors chose normale. Mais au moment où se déroulait cette conversation, tout semblait aller « sainement ». Alors qui croire ? Après réflexion, je continue à faire confiance aux informations directes des professionnels. L’élu vivait alors au niveau de la Région des heures difficiles et il s’intéressait aux grandes entreprises plus qu’aux artisans. Pour ma part, je m’intéresse aux petits producteurs qui rapportent une connaissance plus fine de l’écosystème. C’est sur leur terrain que l’on peut mieux apprécier la vie des sites et suivre l’évolution des écosystèmes à différentes échelles.
Quand Jean-Pierre dans ses activités agricoles - car pêcheurs et ostréiculteurs ont souvent été multitâches - me dit que « la forêt mange la vigne », il signifie que la croissance de la forêt en bordure de ses plantations absorbent des nutriments qui manqueront à sa vigne ce qui en ralentit le développement. Il m’a répété la même chose en marchant le long de ses claires : il constate que ses voisins n’entretiennent pas leurs claires et que cela lui « pourrit les siennes ». Lors de la grande marée, l’aller-retour de l’eau distribue les pollutions accumulées dans de claires non curées dans ses propres claires nettoyées et ceci suffit à bloquer le démarrage des diatomées indispensables à ses produits. C’est une propriété physicochimique spécifique du milieu aquatique que les réseaux trophiques et énergétiques sont intimement liés entre eux et les étudier séparément donne des idées fausses sur les mécanismes régulateurs.
A leur échelle, les diatomées sont le meilleur aliment des huitres et des crevettes car elles sont riches en tous les éléments indispensables à leur santé et à la nôtre ; elles expriment donc aussi la qualité environnementale de l’écosystème. Il y a encore une demi-douzaine de raisons qui rendent justice au rôle des diatomées mais on en restera là si cela suffit à prendre confiance en l’importance de ce plancton comme un solide « barreau » de notre échelle d’appréciation de la santé de l’écosystème. Une fois reconnu que les diatomées en eau de mer comme en eau douce sont un aliment clef et un témoin de qualité, on peut inverser la problématique : leur absence signe une situation écologique insuffisante et annonce une période d’élevage plus délicate. Tous les éleveurs de crevettes le savent et c’est même sur la base de cette observation qu’ils ont commencé à « traiter » leurs bassins à l’aide de différentes formes de calcaire. Il leur a fallu du temps pour en définir un mode d’emploi. Ils ont parfois eu la main lourde et au bout de 15 ans, il a fallu draguer les bassins pour en retirer le calcaire déposé au fond ! Mais entretemps cette technique leur a garanti survie, croissance et qualité. Aujourd’hui cette pratique a encore évolué et l’usage en est plus modéré, ils ont mis au point des thérapies basées sur l’usage de probiotiques, souvent développées localement. Car ces fermes aquacole des crevettes ont souvent leurs propres programmes de recherche et développement ce qui explique une discrétion totale sur les détails de ces programmes.
En élevage agricole il y a des entreprises artisanales et industrielles : on ne peut pas et on ne doit pas gérer les unes de la même manière que les autres. Il existe entre ces niveaux de productions une différence d’échelles qui explique l’apparition de pathologies nouvelles chez toutes les espèces. Comme vétérinaire de campagne j’ai vécu la période charnière entre les élevages artisanaux qui grandissaient et l’apparition des élevages industriels. Cette transition a été accompagnée par les travaux de la recherche de l’INRA et aussi d’industries innovantes dans le domaine de l’alimentation notamment. Au cours des années 80, l’Ecole Vétérinaire a éprouvé le besoin de définir une formation nouvelle en pathologie d’élevages industriels car il y apparaissait des maladies et des situations inconnues jusqu’alors dans les élevages artisanaux. Peu avait travaillé sur l’évolution du monde microbien au cœur des écosystèmes d’élevage et de ses modifications en espace industriel. Les premières réflexions s’inspiraient directement des résultats de Pasteur qui montra que des « germes » - il est plus facile de traiter globalement des bactéries, des virus, et autres souches fongiques, de levures etc…- mutent par passage d’un hôte à un autre et que leur virulence s’en trouve exacerbée ou atténuée. En élevage aquatique on peut faire les mêmes constats. Une flore bactérienne « diversifiée et non pathogène», encore appelée opportuniste, voit le nombre de souches diminuer rapidement pour laisser place à une ou deux souches devenues pathogènes. Ce processus de sélection est plus ou moins rapide en fonction de la densité des populations et entraine souvent des pathologies digestives ou respiratoires.
J’ai eu « la chance » de vivre l’impact de la densité sur les cinétiques d’apparition des souches de plus en plus virulentes. A 50 larves par litre, les élevages de crevettes se déroulent sans problèmes, à 100/l les pathologies apparaissent en deux semaines ; à 150/l elles apparaissent dans la semaine mais on peut les ralentir en augmentant les changements quotidiens d’eau; à 200/l, il faut dormir à côté des bassins ! Bref tout le monde sait conduire à 150 km/h ou plus pendant quelques minutes mais pour le faire pendant des heures il vaut mieux être bien entrainé et le faire sur un circuit ! Le travail de bactériologie ne fait que confirmer à une autre échelle ce que la zootechnie a constaté. Notons au passage qu’il est plus facile de tirer des conclusions quand c’est la même personne qui observe les deux phénomènes à savoir les cinétiques de mortalité et l’apparition de souches virulentes sur des boites de Pétri. Quand les prélèvements sont traités dans un laboratoire de bactériologie extérieur à l’entreprise les résultats sont moins parlants, de simples comptes rendus au milieu d’autres paramètres. Disposer d’un laboratoire de microbiologie au sein des écloseries a donc pleinement contribué au succès de la technologie à travers le monde au-delà du diagnostic : c’est une manière pédagogique de voir vivre l’écosystème et d’en observer l’évolution.
Quand on ne dispose que d’une seule piste d’enquête, tout est plus délicat, quasiment impossible : on se perd vite en hypothèses difficiles à vérifier, en vaines discussions et bavardages ! Pour en revenir au thème conducteur de ce billet, le passage de la gestion zootechnique de bacs d’élevage à différentes densités et le suivi qualitatif de la microflore correspondent à l’étude d’échelles différentes dans l’analyse du fonctionnement de l’écosystème et ces études « scientifiques » se renforcent entre elles : c’est ce qui a permis de développer une zootechnie efficace mondialement. Depuis il a été possible d’analyser d’autres « marches intermédiaires » de cette échelle pour confirmer la solidité de ces premières hypothèses qui avait tout de même suffit à lancer une industrie aquacole nouvelle. Nous y reviendrons en étudiant les méthodes d’analyse de la recherche.
Voilà donc pour le côté noir du scénario : nous fabriquons en quelques jours ou quelques semaines des souches pathogènes dans tous les élevages et il faut donc les gérer pour ralentir ce processus. On ne passe pas de l’échelle artisanale à une échelle industrielle - car il peut en avoir plusieurs - en augmentant le nombre d’animaux en élevage mais en améliorant les conditions environnementales pour leur garantir des conditions sanitaires et d’alimentation optimales. Ce qui différencie l’élevage industriel d’une technique artisanale, ce n’est pas seulement une question de dimension d’entreprise ni de matériel mais c’est une gestion environnementale innovante de la microflore ambiante.
On peut aussi déduire des observations précédentes que pour ces mêmes raisons bactériologiques, la sélection génétique des pathogènes ira toujours plus vite que celles des organismes-hôte qu’il s’agisse de veaux, de lapins, de crevettes ou d’huitres qui pourront leur résister.
Une zootechnie « moderne » prend en compte certaines dimensions écologiques de la vie des écosystèmes que l’on sous-estime souvent à l’échelle artisanale et le « jardinage » contribue à l’entretenir de manière empirique : déplacements des sacs, aération des sédiments, etc… Sans définir un entretien régulier des concessions, il n’y aura pas d’élevage industriel ostréicole digne de ce nom ! La fuite en avant vers d’autres rivages « neufs » n’est pas une solution durable. Il faut entretenir parcs et concessions, bon gré mal gré : la Nature vous le rendra et vous dormirez mieux.
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Le 4 avril 2014
Passer de l’échelle artisanale à l’industrielle suppose une zootechnie plus précise, plus efficace
Eric Orsenna – « Mes amis maliens ont coutume de se demander si ce que nous allons apprendre vaudra ce que nous allons oublier… »
Jean-François Le Bitoux
Billet 9
Jean-François Le Bitoux
Billet 9
De retour en Roussillon j’ai retrouvé Matthieu qui me fournit en huitres de Leucate. Il était particulièrement content de la pousse hivernale malgré un épisode de dinoflagellés en décembre : enfin quelqu’un qui se satisfait d’un hiver moins rigoureux bien qu’il craigne de payer la facture au printemps quand la température montera. Matthieu et sa femme se sont installés il y a environ 25 ans et ils ont vécu des années difficiles comme le reste du pays. Mais en Méditerranée il n’est pas question de changer de sites comme cela a pu se faire ailleurs. Certaines années le captage local a pu aider les producteurs mais il est irrégulier. Matthieu appartient à cette génération de producteurs écologistes à l’écoute du milieu et des animaux ; il n’a pas souvenir que cela lui fut enseigné en formation mais il espère que les choses ont changé depuis. Il a testé des techniques d’amélioration de la qualité de l’eau comme de la diatomite utilisée en étangs. Je ne devrais sans doute pas le mentionner car j’ai entendu d’une «fonctionnaire territoriale » qu’il était interdit a priori d’utiliser « tout traitement » ou de « jeter quoique ce soit à l’eau » ! J’ai du mal à vérifier cette information mais comme l’Administration veut contrôler même ce qu’elle ne connait pas, cela ne m’étonnerait guère.- Merci de me signaler les textes auxquelles elle faisait référence -
La même semaine, RPA Aquablog évoque des huitres qui reviennent du Maroc ou d’Irlande. Dans une discussion avec J. P. Baud, Alain Dréano (CRC Bretagne) (Vidéo « Mortalités des huîtres : solutions et avenir » à la CCSTI Maison de la Merde Lorient, 2012) rappelle qu’il n’est pas envisageable d’empêcher la circulation des coquillages car certaines régions productrices n’ont pas de zones de captage de naissain. Bloquer la circulation des marchandises fut une méthode pour enrayer les grandes épidémies moyenâgeuses mais aujourd’hui tout va trop vite !
J’ai le sentiment que comme en agriculture, il existe autant de savoir-faire empirique professionnel que d’ostréiculteurs et d’écosystèmes exploités. En ostréiculture chacun tente de tirer parti de l’écosystème et bricole isolément ses solutions plus ou moins efficaces : les situations fluctuent en bien et en mal dans des écosystèmes variés et changeants. Car les concessions sont inégales et chacun ne passe pas le même temps à gérer ses jardins (le terme est utilisé à différentes reprises dans des témoignages disponibles sur le web). C’est pourquoi il faut vivre au moins l’espace de quelques instants avec un éleveur sur ses sites de production pour prendre en compte des dizaines de paramètres dont personne ne parle et qu’on a tort de passer sous silence comme l’âge des concessions et leur évolution passée et récente par exemple.
Il y a trois ans, peu après avoir visité les parcs de Monique du côté de Paimpol et ceux d’autres producteurs sur la Côte de Granit Rose, j’ai croisé un élu professionnel régional et, fort de ces observations, je lui ai fait la remarque qu’il existait encore des sites ostréicoles sains. Il m’a répondu que « Ce n’était pas possible et que toutes les côtes Françaises étaient malades ». C’était une remarque déstabilisante car ce responsable disposait des documents auxquels je n’avais pas accès et je devais en déduire que mon enquête était faussée dès le départ : chacun me racontait n’importe quoi et seuls des « inspecteurs assermentés » pourraient recueillir la réalité, une vérité ! C’était difficile à accepter car ce que je voyais sur le terrain m’indiquait que les écosystèmes étaient sains. Certes il ne s’agissait que de visites parfois espacées dans l’année qui me permettaient un suivi de l’évolution écologique des sites. Par la suite, j’ai parfois vu ces sites se dégrader : des ralentissements de croissance et des pathologies sont alors chose normale. Mais au moment où se déroulait cette conversation, tout semblait aller « sainement ». Alors qui croire ? Après réflexion, je continue à faire confiance aux informations directes des professionnels. L’élu vivait alors au niveau de la Région des heures difficiles et il s’intéressait aux grandes entreprises plus qu’aux artisans. Pour ma part, je m’intéresse aux petits producteurs qui rapportent une connaissance plus fine de l’écosystème. C’est sur leur terrain que l’on peut mieux apprécier la vie des sites et suivre l’évolution des écosystèmes à différentes échelles.
Quand Jean-Pierre dans ses activités agricoles - car pêcheurs et ostréiculteurs ont souvent été multitâches - me dit que « la forêt mange la vigne », il signifie que la croissance de la forêt en bordure de ses plantations absorbent des nutriments qui manqueront à sa vigne ce qui en ralentit le développement. Il m’a répété la même chose en marchant le long de ses claires : il constate que ses voisins n’entretiennent pas leurs claires et que cela lui « pourrit les siennes ». Lors de la grande marée, l’aller-retour de l’eau distribue les pollutions accumulées dans de claires non curées dans ses propres claires nettoyées et ceci suffit à bloquer le démarrage des diatomées indispensables à ses produits. C’est une propriété physicochimique spécifique du milieu aquatique que les réseaux trophiques et énergétiques sont intimement liés entre eux et les étudier séparément donne des idées fausses sur les mécanismes régulateurs.
A leur échelle, les diatomées sont le meilleur aliment des huitres et des crevettes car elles sont riches en tous les éléments indispensables à leur santé et à la nôtre ; elles expriment donc aussi la qualité environnementale de l’écosystème. Il y a encore une demi-douzaine de raisons qui rendent justice au rôle des diatomées mais on en restera là si cela suffit à prendre confiance en l’importance de ce plancton comme un solide « barreau » de notre échelle d’appréciation de la santé de l’écosystème. Une fois reconnu que les diatomées en eau de mer comme en eau douce sont un aliment clef et un témoin de qualité, on peut inverser la problématique : leur absence signe une situation écologique insuffisante et annonce une période d’élevage plus délicate. Tous les éleveurs de crevettes le savent et c’est même sur la base de cette observation qu’ils ont commencé à « traiter » leurs bassins à l’aide de différentes formes de calcaire. Il leur a fallu du temps pour en définir un mode d’emploi. Ils ont parfois eu la main lourde et au bout de 15 ans, il a fallu draguer les bassins pour en retirer le calcaire déposé au fond ! Mais entretemps cette technique leur a garanti survie, croissance et qualité. Aujourd’hui cette pratique a encore évolué et l’usage en est plus modéré, ils ont mis au point des thérapies basées sur l’usage de probiotiques, souvent développées localement. Car ces fermes aquacole des crevettes ont souvent leurs propres programmes de recherche et développement ce qui explique une discrétion totale sur les détails de ces programmes.
En élevage agricole il y a des entreprises artisanales et industrielles : on ne peut pas et on ne doit pas gérer les unes de la même manière que les autres. Il existe entre ces niveaux de productions une différence d’échelles qui explique l’apparition de pathologies nouvelles chez toutes les espèces. Comme vétérinaire de campagne j’ai vécu la période charnière entre les élevages artisanaux qui grandissaient et l’apparition des élevages industriels. Cette transition a été accompagnée par les travaux de la recherche de l’INRA et aussi d’industries innovantes dans le domaine de l’alimentation notamment. Au cours des années 80, l’Ecole Vétérinaire a éprouvé le besoin de définir une formation nouvelle en pathologie d’élevages industriels car il y apparaissait des maladies et des situations inconnues jusqu’alors dans les élevages artisanaux. Peu avait travaillé sur l’évolution du monde microbien au cœur des écosystèmes d’élevage et de ses modifications en espace industriel. Les premières réflexions s’inspiraient directement des résultats de Pasteur qui montra que des « germes » - il est plus facile de traiter globalement des bactéries, des virus, et autres souches fongiques, de levures etc…- mutent par passage d’un hôte à un autre et que leur virulence s’en trouve exacerbée ou atténuée. En élevage aquatique on peut faire les mêmes constats. Une flore bactérienne « diversifiée et non pathogène», encore appelée opportuniste, voit le nombre de souches diminuer rapidement pour laisser place à une ou deux souches devenues pathogènes. Ce processus de sélection est plus ou moins rapide en fonction de la densité des populations et entraine souvent des pathologies digestives ou respiratoires.
J’ai eu « la chance » de vivre l’impact de la densité sur les cinétiques d’apparition des souches de plus en plus virulentes. A 50 larves par litre, les élevages de crevettes se déroulent sans problèmes, à 100/l les pathologies apparaissent en deux semaines ; à 150/l elles apparaissent dans la semaine mais on peut les ralentir en augmentant les changements quotidiens d’eau; à 200/l, il faut dormir à côté des bassins ! Bref tout le monde sait conduire à 150 km/h ou plus pendant quelques minutes mais pour le faire pendant des heures il vaut mieux être bien entrainé et le faire sur un circuit ! Le travail de bactériologie ne fait que confirmer à une autre échelle ce que la zootechnie a constaté. Notons au passage qu’il est plus facile de tirer des conclusions quand c’est la même personne qui observe les deux phénomènes à savoir les cinétiques de mortalité et l’apparition de souches virulentes sur des boites de Pétri. Quand les prélèvements sont traités dans un laboratoire de bactériologie extérieur à l’entreprise les résultats sont moins parlants, de simples comptes rendus au milieu d’autres paramètres. Disposer d’un laboratoire de microbiologie au sein des écloseries a donc pleinement contribué au succès de la technologie à travers le monde au-delà du diagnostic : c’est une manière pédagogique de voir vivre l’écosystème et d’en observer l’évolution.
Quand on ne dispose que d’une seule piste d’enquête, tout est plus délicat, quasiment impossible : on se perd vite en hypothèses difficiles à vérifier, en vaines discussions et bavardages ! Pour en revenir au thème conducteur de ce billet, le passage de la gestion zootechnique de bacs d’élevage à différentes densités et le suivi qualitatif de la microflore correspondent à l’étude d’échelles différentes dans l’analyse du fonctionnement de l’écosystème et ces études « scientifiques » se renforcent entre elles : c’est ce qui a permis de développer une zootechnie efficace mondialement. Depuis il a été possible d’analyser d’autres « marches intermédiaires » de cette échelle pour confirmer la solidité de ces premières hypothèses qui avait tout de même suffit à lancer une industrie aquacole nouvelle. Nous y reviendrons en étudiant les méthodes d’analyse de la recherche.
Voilà donc pour le côté noir du scénario : nous fabriquons en quelques jours ou quelques semaines des souches pathogènes dans tous les élevages et il faut donc les gérer pour ralentir ce processus. On ne passe pas de l’échelle artisanale à une échelle industrielle - car il peut en avoir plusieurs - en augmentant le nombre d’animaux en élevage mais en améliorant les conditions environnementales pour leur garantir des conditions sanitaires et d’alimentation optimales. Ce qui différencie l’élevage industriel d’une technique artisanale, ce n’est pas seulement une question de dimension d’entreprise ni de matériel mais c’est une gestion environnementale innovante de la microflore ambiante.
On peut aussi déduire des observations précédentes que pour ces mêmes raisons bactériologiques, la sélection génétique des pathogènes ira toujours plus vite que celles des organismes-hôte qu’il s’agisse de veaux, de lapins, de crevettes ou d’huitres qui pourront leur résister.
Une zootechnie « moderne » prend en compte certaines dimensions écologiques de la vie des écosystèmes que l’on sous-estime souvent à l’échelle artisanale et le « jardinage » contribue à l’entretenir de manière empirique : déplacements des sacs, aération des sédiments, etc… Sans définir un entretien régulier des concessions, il n’y aura pas d’élevage industriel ostréicole digne de ce nom ! La fuite en avant vers d’autres rivages « neufs » n’est pas une solution durable. Il faut entretenir parcs et concessions, bon gré mal gré : la Nature vous le rendra et vous dormirez mieux.
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